Qu’est-ce
qui fait agir l’homme ? Qu’est-ce qui le pousse à travailler, à se
fatiguer, à chercher, à prévoir ? Quelle force le meut de jour en jour,
d’année en année, tout au long d’une vie qui passe si vite ?
Balzac
disait : c’est l’intérêt. Les affiches crient : c’est le plaisir ; et
les journaux répètent : c’est la soif du pouvoir. Jésus, lui, parlait au
futur, et il disait : ce sera l’amour. Et c’est d’amour qu’il a parlé à
ses disciples, longuement, dans son discours d’adieux, lors de son
dernier repas, alors que s’agitaient contre lui, dans Jérusalem
nocturne, Judas et ceux qui le payaient, justement : les forces de
l’intérêt et du pouvoir. Et dans la bouche de Jésus, le verbe aimer, ce
mot usé, faussé, sali, redevient grand, et porteur d’espérance.
"Demeurez
dans mon amour", dit Jésus aux disciples. Entendons ; demeurez dans
l’amour que j’ai pour vous. Et effectivement, pour cette poignée
d’hommes qui ont tout quitté et qui l’ont suivi, c’est la seule chose
qui puisse donner sens à leur vie : demeurer dans l’amitié de Jésus de
Nazareth, le seul qui ait les paroles et les réalités de la vie
éternelle.
Et
ils savent ce que cela veut dire, comme nous le savons nous-mêmes :
l’amour que Jésus a pour nous est toujours à la fois une initiative et
un appel. Une initiative, car Jésus n’attend pas, pour nous aimer, que
nous puissions être fiers de nous ; un appel, puisque son amour prend
tout l’homme et tout dans l’homme : l’intelligence, l’affectivité, le
goût d’agir et la soif de beauté. Tout cela, l’amour de Jésus veut le
mettre à son service. C’est pourquoi Jésus ajoute : "Si vous êtes
fidèles à mes commandements, vous demeurerez dans mon amour".
C’est
dire que cette amitié entre Jésus, Fils de Dieu, et nous, fils et
filles de Dieu, ne se mesure pas au baromètre du sentiment, mais à celui
de la fidélité. Rien de plus ordinaire, en un sens, que l’amour de
Jésus et notre réponse à cet amour, car ils se vivent dans le quotidien
et en habits de tous les jours. Jésus lui-même n’a pas vécu autrement
l’amour inouï qui le liait à son Père : "Moi de même j’ai gardé les
commandements de mon Père, et je demeure dans son amour".
Mais
quelles sont les consignes de Jésus, qui doivent dessiner ainsi
l’horizon de notre liberté et nous permettre de demeurer dans son amour ?
Jésus
n’en a laissé qu’une : "Aimez-vous". Et de fait, tout est là, car
aimer, c’est faire vivre. Aimer, c’est vivre pour que l’autre vive, pour
qu’il puisse se chercher, se trouver, se dire ; pour qu’il se sente le
droit d’exister et le devoir de s’épanouir. Aimer, c’est faire exister
l’autre, les autres, à perte de vue, à perte de vie, malgré nos limites
et les handicaps de l’autre, malgré les frontières sociales et
culturelles, malgré tous les tassements de l’existence, malgré les
ombres de l’égoïsme ou de l’agressivité qui passent jusque dans les
foyers les plus unis et les communautés les plus fraternelles. Aimer,
c’est repartir sans cesse, à deux, à dix, en communauté, en Église,
parce que l’amour du Christ ne nous laisse pas en repos, et parce que,
après tout, d’après Jésus lui-même, il n’y a pas de plus grand amour, il
n’y a pas d’autre limite à l’amour que de donner sa vie, en une fois ou
à la journée.
Et
nous voilà perplexes et démunis devant un pareil renversement des
valeurs. Nous sentons bien, pourtant, et nous savons d’expérience, que
par-là, sur ce "chemin de la charité", comme disait saint Paul, notre
vie retrouve toujours un peu de sa légèreté, et notre cœur un peu de son
espace. C’est bien ce que Jésus ajoute, sur le ton de la confidence :
"Je vous ai dit cela afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite".
Quand
cette joie du Christ trouve un écho en nous, notre vie, comblée ou
douloureuse, commence à laisser un sillage. Parfois, il est vrai, la
route de l’abnégation paraît longue et nos efforts bien mal payés, par
nos frères ou nos sœurs, par les enfants, ou par Dieu. Il est bon, à ces
heures-là, d’écouter le Christ nous redire, comme aujourd’hui, pour
remettre les choses au point et notre vie dans sa lumière : "Ce n’est
pas toi qui m’as choisi (ce n’est pas toi qui m’as fait un cadeau en
acceptant la foi et mon appel), c’est moi qui t’ai choisi ; et je t’ai
placé/e, là où tu es, là où tu sers, là où tu souffres et là où tu
espères, pour que tu ailles de l’avant, que tu portes du fruit, et que
ton fruit demeure".
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