mercredi 15 février 2017

Quand Eric-Emmanuel Schmitt raconte son enfance
© Bruno Lévy

Quand Eric-Emmanuel Schmitt raconte son enfance
© Bruno Lévy


Dans un livre d'entretiens avec la rédactrice en chef à Pèlerin, Catherine Lalanne, Plus tard je serai un enfant (Bayard), l'écrivain évoque son enfance. Extraits exclusifs.


Le petit Lyonnais

« – D’où viens-tu ? De qui descends-tu ? me demandaient les habitants du quartier, étonnés par mon visage basané de Martiniquais, mes yeux bridés d’Asiatique, mes gros muscles d’athlète caucasien.

Les habitants du quartier étaient étonnés par mon visage basané de Martiniquais
– Je viens de chez mes parents et je descends du troisième étage ! Telle était ma réponse invariable, un brin insolente, qui dépitait mes interlocuteurs. Rassurez-vous, leurs interrogations ne me minaient pas. Je m’amusais de constater que mon corps racontait manifestement une autre histoire que celle qu’on m’avait inculquée.
Les « grands » m’identifiaient à un métèque. À leurs yeux, j’étais le fruit d’un triple métissage, mêlant la Martinique, le Vietnam et le Caucase, bref je débarquais d’ailleurs. Très vite, je me suis approprié cet ailleurs ; il devint mon territoire imaginaire, mon espace de liberté. J’y demeure toujours. Sans doute ai-je pris la plume pour l’explorer. […] Pourtant, matériellement, je suis un pur croisé de Lyonnais par ma mère et d’Alsacien par mon père. Rien de tropical ! »
 


matériellement, je suis un pur croisé de Lyonnais par ma mère et d’Alsacien par mon père. Rien de tropical !

Le lecteur insatiable

« J’ai huit ans. […] Un après-midi, écœuré d’ennui, souffrant de réclusion, je me dirige vers le bureau de mon père. Sa bibliothèque contient des collections luxueuses. Je saisis un bel exemplaire relié, un vrai livre de garçon qui sent bon le cigare et la pipe, Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas. Dès les premières lignes, je culbute dans un autre monde, fasciné, bouleversé. À travers Athos, Porthos, Aramis, d’Artagnan, je découvre la variété de la nature humaine, quatre façons d’être un homme.

À travers Athos, Porthos, Aramis, d’Artagnan, je découvre la variété de la nature humaine
Épousant le sort de chacun d’eux, je vis leurs aventures comme un moment intime de mon existence. J’enchaîne les tomes. Après mille pages, la mort de d’Artagnan au siège de Maastricht dans Le vicomte de Bragelonne m’abat : je vis mon premier deuil, et il est littéraire. Très vite, je comprends, en disciple de mon père, que je vénère la langue française. »


Le petit-fils du sertisseur

« Je le revois avec son épais tablier de cuir sur ses genoux récupérant la poussière d’or qui était tombée des bagues et colliers durant la journée ; précautionneusement, il glissait ces particules dorées dans un tube en verre. « Papère, m’exclamais-je chaque fois, tu perds ton temps, il n’y a rien dans ta pipette ! » « Tu verras… », répondait-il en souriant. Il est mort à soixante-six ans et ma grand-mère toucha une retraite de veuve d’artisan, soit la moitié de rien. Or Papère, patiemment, avait coulé six lingots en une vie. Mamie a vécu plusieurs décennies grâce à cette poussière d’or récoltée chaque soir.
[…] L’écriture comprend deux moments : le moment de l’artiste, le moment de l’artisan. Je crée d’abord d’un geste, d’un souffle, et pose l’œuvre entière sur le papier sans m’arrêter. Puis, une fois l’enfant né, je lui fais sa toilette et m’en occupe : là, je deviens mon grand-père, penché sur l’objet dix à seize heures de suite, immobile, sans fatigue. Il m’a légué la patience de la passion. Je peaufine mes phrases avec le soin minutieux qu’il portait aux bagues, aux colliers, aux broches, aux boucles d’oreilles qu’on lui confiait. »

(...)


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