vendredi 10 février 2012

Sagesse, détachement, fécondité
Fr. Gilles-Hervé Masson, o.p.
Is 53, 10-11 - Ps 32 - He 4, 14-16 - Mc 10, 35-45
Esprit & Vie n°91 / octobre 2003 - 1e quinzaine, p. 39-40.
Ne perdons pas de vue l'invitation faite au dimanche précédent à opter pour une vraie sagesse, la seule qui ait vraiment du prix et une valeur surpassant toute valeur ici-bas. Cette sagesse qui vient de Dieu, et qui révèle ou fait la vérité du cœur, est la seule qui vaille, la seule susceptible de porter un vrai fruit de vie, un vrai fruit d'éternité. Sagesse, détachement, fécondité : quelques mots que l'on peut avoir encore en mémoire car, à eux seuls, ils résument l'essentiel de ce que la Parole de Dieu livrait au dimanche précédent.
La logique de cette sagesse se manifeste encore plus précisément aujourd'hui. Le chemin à parcourir est simple, balisé de trois étapes clairement concrétisées par les trois lectures : la prophétie d'Isaïe d'abord, l'épître aux Hébreux ensuite et l'Évangile enfin. Reprenons-les une à une.
Isaïe en premier lieu. Il met sous nos yeux une figure bien connue. Les versets que nous lisons en ces jours sont tirés des grands poèmes dits « du serviteur souffrant ». Celui-ci est un intime du Seigneur, tout dévoué à sa cause, entièrement attentif à sa loi et soucieux d'y obéir sans se soustraire un instant à la moindre de ses exigences.
Or paradoxalement, ce serviteur exemplaire va endurer les pires souffrances, les plus humiliantes avanies. Il finira par être - c'est une citation - « broyé par la souffrance ». Au bout de son chemin, qui est une véritable passion, il y a la mort, salaire par trop injuste de tout une vie de justice.
Mais on l'aura remarqué, les versets de ce jour élargissent la perspective : ce chemin de passion, certes, débouche sur une sépulture mais elle n'est pas sans au-delà. Le juste persécuté, à cause de sa justice même, insupportable aux méchants, meurt mais sa mort n'est pas le dernier mot. Après l'épreuve, et même après la mort, il y a la lumière : « À la suite de l'épreuve endurée par son âme, il verra la lumière et sera comblé. » En outre, sa justice même sera source de salut pour d'autres que lui. Frappé à mort par les méchants, il n'en est pas moins compatissant et cette compassion porte un fruit de vie.
Ce que le prophète Isaïe voyait de loin, l'épître aux Hébreux le médite en ayant présent à l'esprit le mystère même de Jésus. Très tôt, la première prédication chrétienne a médité les chants du serviteur du livre d'Isaïe en les appliquant au Christ. Or toute l'épître aux Hébreux parle de Jésus comme de ce « grand-prêtre et apôtre que notre foi confesse ». La question est de savoir ce que cela signifie. Or chacun sait que le ministère des prêtres était d'offrir des sacrifices, de prier pour le pardon des péchés.
Jésus, dans le mystère de sa Passion, n'a pas ajouté un sacrifice à la liste déjà longue des sacrifices offerts. Il a plutôt donné sa propre vie. Selon ses propres mots : il a livré son corps et son sang. L'épître aux Philippiens dit qu'il s'est littéralement « vidé de lui-même », en un geste de souveraine et absolument gratuite générosité. Encore faut-il être tout attentif à ce qui fait l'essentiel de son sacrifice et qui en fait la valeur autant que la puissance : en offrant son corps et son sang, c'est son amour qu'il offre. Un amour qui va dans deux directions : vers le Père avec qui il partage le même désir et la même volonté du salut des hommes ; vers les hommes aussi à qui il manifeste, lui, le Fils, la compassion du Dieu trois fois saint et pleinement compatissant. En sa Passion, le Christ n'est que compassion. Rien ne vient s'interposer entre son intention et ses faits et gestes ; rien ne vient troubler l'unité profonde de son agir sauveur. À la manière dont la Bible nous apprend de Dieu que « ce qu'il veut, il le fait » tout uniment, l'Évangile nous montre le Christ « désirant d'un grand désir » manger la Pâque avec ses disciples et s'offrir lui-même sur la croix, comme il l'avait déjà fait en lavant les pieds de ses disciples et en instituant le mémorial de sa Pâque au cours du dernier repas partagé avec les siens. Telle est la seule seigneurie qu'il revendique : il est Seigneur et maître quand il sert et se donne sans compter.
L'Évangile n'a plus qu'à tirer les conclusions pratiques pour le comportement de tout un chacun, à commencer par les disciples : au moment où se situe la scène, on vient de vivre la troisième annonce de la Passion. Cela met d'autant plus en relief le décalage entre les disciples et l'enseignement du Seigneur. Pour autant, il ne les rabroue pas, simplement il remet les choses en ordre. Au fond, cela se résume en peu de mots, et ici on pourrait citer encore Jésus lui-même : « le serviteur n'est pas plus grand que son maître ». Certes, il est assez normal et assez légitime même de nourrir pour soi-même de grandes ambitions. Il est même bien et recevable d'en avoir de grandes quant à la place que l'on occupera dans le Royaume. Mais pour cela il faut composer avec les règles du Royaume en question. Or celui de Jésus n'en connaît qu'une : l'amour. « Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres », « À ceci tous vous reconnaîtront pour mes disciples, à l'amour que vous aurez les uns pour les autres. » Bref, la hiérarchie est inversée : les premiers sont les derniers, le plus grand se fait serviteur. S'ajoute une dernière précision : à la clef de tout cela, il n'y a pas la promesse d'une quelconque arrivée au pouvoir… il faut vivre pour le bien, gratuitement et ne se soucier que de cela.
Faut-il ajouter quelque chose pour être rejoint par l'enseignement des lectures de ce jour ? Sans doute pas. Mais peut-être pouvons-nous nous rappeler que lorsque nous partageons le pain et buvons la coupe du salut, nous le faisons pour reprendre la mesure de l'amour dont nous sommes aimés et dont nous avons vocation à nous aimer les uns les autres. Ce rappel si banal n'en est pas moins décisif pour que nous sachions honorer notre condition de disciples.

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